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7. Mort

La discussion sans tabou d'un patient et d'un soignant

MoniqueKronik7. Mort
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docteurilfautquonparle-CarolineBee

Monique Kronik

Eh bien Doc, vous brisez là, et avec brio, un sacré tabou. Votre sincérité vous honore. Je me souviens, moi aussi, de ces fameux
« cocktails lytiques » pendant mes études d’infirmière, qu’on administre au patient afin qu’il parte en paix, débarrassé de souffrances souvent insupportables. Personne n’en parle, et cette omerta m’a toujours semblé ridicule, voire délétère. Parlons vrai, pas vrai ? Je vais vous livrer deux souvenirs qui sont fondateurs pour moi, l’un du côté soignant, l’autre du côté patient.

 

Avant d’entamer mes études d’infirmière, j’ai fait un « petit job d’été ». J’avais 18 ans. Le job n’était pas si petit que cela, puisque j’étais « faisant fonction d’aide-soignante » dans un hôpital situé au cœur de Paris. Mon rôle était de faire les toilettes des patients, de servir le café, de bavarder avec ceux qui en avaient besoin, et de relever les constantes (pouls, température, tension), que j’indiquais sur cette fameuse « pancarte » que vous mentionnez. Cela faisait quelques jours que j’officiais et j’aimais mon « petit job d’été ». Le va-et-vient des blouses blanches, l’effervescence continue qui règne dans les services le jour, ce patient qui m’avait offert des pâtisseries que j’avais mangées en cachette avec une élève infirmière, les soignants qui me prenaient sous leur aile et me prodiguaient des conseils avisés. Peut-être avait-on plus le temps qu’aujourd’hui ? Un après-midi comme les autres, je rentre dans la chambre d’un patient qui n’allait pas bien depuis quelques jours, pour prendre sa température. Immédiatement, et alors que je n’y avais jamais été confrontée, je la sens. L’odeur. Entêtante, amère, un peu écœurante. Cette odeur que je sentirai encore de nombreuses fois pendant mes études. C’était la mort. Mon patient était mort et c’était la première fois que j’en voyais un, de mort. Doucement, j’ai relevé le drap sur lui, car il était nu – il faisait très chaud cet été-là.

Sa peau était grise et ses membres n’étaient pas encore rigidifiés. Je suis sortie presque sur la pointe des pieds, comme si je craignais de le déranger.

Je suis allée voir la cadre de santé et lui ai dit : « Je crois que monsieur M. est mort. » C’était ma phrase exacte, et je ne sais toujours pas pourquoi j’ai dit « je crois ». Je savais, dès que j’étais entrée dans cette chambre. L’odeur. À 18 ans, la mort est quelque chose de tellement lointain, quasi surnaturel, un couperet qui surviendra dans très très longtemps. Entre-temps, on aura travaillé, on se sera peut-être marié, on aura eu des enfants, on aura acheté une maison, une voiture, ou on sera resté en marge de la société, sans biens matériels, sur le fil. On aura été heureux ou malheureux. Ou les deux, selon les périodes. Mais on aura vécu toute une vie. « Mon premier mort », dont je me souviens comme si c’était hier trente ans après, qui n’était pas si vieux, m’a brutalement fait prendre conscience, à 18 ans, que la mort existait et qu’elle pouvait frapper, à tout moment. En laissant cette odeur…

 

Mon deuxième souvenir se situe bien des années plus tard. Un bon travail, des amis en or, une vie sociale remplie de concerts punk, de fous rires, de voyages un peu déglingués à Amsterdam ou en Islande. Voilà ce qu’était ma vie. C’est à ce moment-là, à 27 ans, que je tombe malade. En bonne fan de rock que je suis, le chiffre 27 me rappelle le club des légendes qui sont mortes à 27 ans : Jim Morrisson, Jimi Hendrix, Janis Joplin, Kurt Cobain (il y en a eu d’autres, comme Amy Winehouse). La maladie s’invite sans crier gare dans ma vie de jeune femme active et prometteuse. Je ne suis pas morte mais presque. Je suis hospitalisée dans un secteur fermé, et contenue par une camisole chimique qui me fait ressembler à un zombie. D’autres zombies errent toute la journée, comme moi, en pyjama. La première chose que l’on remarque, ce sont les taxeurs. Des yeux d’aigles fiévreux qui s’abattent soudainement sur vous, implorant une clope ou de quoi se payer un café. Si on n'y prend pas garde, on peut facilement devenir une proie toute trouvée. Fumer et boire du café, voilà les seules occupations de la journée. Nous sommes enfermés dans une vaste salle aux murs abîmés par l’humidité. De partout suinte l’ennui, le désenchantement, les cris ou les soliloques qu’on n’entend même plus tellement on est shootés. Dans cette salle, nous sommes en cercle, affalés sur des chaises. Combien sommes-nous : peut-être une vingtaine. Un jour comme les autres, dans le silence feutré des grands malades hagards, une jeune fille se lève de sa chaise, se place au milieu de la pièce, s’accroupit, et urine, devant tout le monde. Un long jet monocorde et puissant. Le silence des grands malades hagards est toujours aussi feutré. Et surtout, personne ne se déplace. Aucun soignant, lesquels passent et repassent, impassibles, devant la scène. Ce sera pour la femme de ménage, pensent-ils sans doute.

C’est ce jour-là que j’ai compris que l’inhumanité, ou peut-être l’habitude de la souffrance, qu’elle soit morale ou physique, existait dans les hôpitaux et qu’elle rendait certains actes qui devraient rester privés, comme celui d’uriner devant tout le monde, possibles.

La déshumanisation est une forme de mort sociale. Ce sont de sacrées pancartes à plier, comme vous dites.

Et vous, quel rapport entretenez-vous avec cette « habitude » de la souffrance qui fait parfois paraître certains soignants froids et désabusés ? J’aimerais beaucoup avoir votre témoignage sur ces sujets cruciaux.

docteurilfautquonparle par Caroline Bee et Patrick Papazian

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