8. Vulnérable
La discussion sans tabou d'un patient et d'un soignant
Publié par Caroline Bee et Patrick Papazian

Dr Madrigal
Notre conversation qui devait être optimiste, au ton badin, informative mais légère… et nous parlons déjà de la mort ! Finalement, n’est-ce pas le filigrane qui marque toutes les consultations des maladies chroniques, l’idée que le corps est faillible, qu’il est mortel, et que chaque diagnostic, chaque comprimé, chaque examen, chaque évolution (positive comme négative !) de la maladie nous le rappelle, à vous, patients, à nous, soignants ? Et nous impose d’être plus humain que jamais les uns avec les autres ? Parlons-en, de l’humanité ; notamment des soignants. Oui, la plupart des soignants font de leur mieux pour être humains, j’en suis témoin, et j’en suis convaincu. Mais oui, certains soignants ont des comportements inhumains avec les patients, et, comme les trains en retard, ce sont ceux dont on parle, qui font la une et marquent les mémoires. Nous en avons tous connus, non ? Qu’il s’agisse de maltraitance gynécologique, de négligence dans l’information donnée, de propos blessants, d’incompréhension face au désarroi d’un patient, ce sont des comportements inhumains.
Le soignant est un humain comme les autres, et parfois inhumain.
Je me souviens d’un échange avec une patiente experte (Catherine Cerisey, encore elle ! Nous discutons beaucoup ensemble..), qui avait lu l’un de mes livres précédents dans lequel je reprochais à certains patients d’arriver en consultation avec un sandwich et de le manger pendant que je leur parlais, sans se soucier du fait que cela me dérange ou soit inapproprié. Elle m’avait dit, de manière très affirmative : « Tu dois respecter cela car, au fond, ce n’est pas dérangeant, et tu ne sais pas quelle vie a le patient, s’il est pressé et n’a pas eu le temps de déjeuner avant de te voir, s’il est stressé et se rassure en mangeant, tu dois laisser faire. » Je reste en désaccord avec ce point de vue, car un patient, aussi, est un être humain comme les autres, et doit respecter certaines règles implicites de vie en société. Non, il ne me viendrait pas à l’idée de manger pendant que l’on me coiffe, ou chez mon banquier. Nous sommes dans une interaction professionnelle, et, pour cette raison, quelques évidences doivent être respectées.
Mais j’entends son point : le patient est dans une situation de vulnérabilité. Chez le banquier aussi, pourrait-on répondre. Mais chez le médecin, c’est en permanence ce jeu de vie et de mort qui se joue, ce caractère faillible du corps, il n’y a pas pire vulnérabilité. Donc les comportements sont parfois irrationnels, une personne qui n’aurait jamais eu l’idée de mastiquer devant un autre professionnel le fera devant vous, par crainte, par défi, ou sans raison consciente. À moi de lui exprimer mon inconfort si je ne peux supporter cette situation.
C’est un détail ? Je ne crois pas. Rien n’est un détail en consultation. La rature sur l’ordonnance que vous corrigez mais qui perturbe le patient (et parfois le médecin, dans ces cas je la refais car je suis superstitieux !), la tache sur une blouse blanche, les expressions corporelles du médecin, le désordre sur un bureau, la balance qui n’est pas ajustée et ajoute un kilogramme à votre patient, tout compte, tout fait sens, car le patient est dans un état très paradoxal, d’hypervigilance sur les détails contextuels mais, dans les consultations difficiles, de sidération mentale qui abaisse ses capacités mnésiques.
Combien de patients m’ont raconté qu’ils se souvenaient de tous les détails de l’annonce d’un diagnostic, couleur de la chemise du médecin, temps qu’il faisait, heure précise, mais rien des mots prononcés précisément par le soignant.
J’en arrive donc à ma conclusion sur ce point : parce que le patient est dans cet état très particulier de vulnérabilité et d’hypervigilance, nous devons, nous, soignants, redoubler d’humanité, comprendre que la situation que nous vivons n’est jamais « banale » et qu’il ne convient pas d’appliquer les codes habituels d’un rapport professionnel. Si ce cadre doit être évidemment posé et respecté, il faut aussi, à certains moments, renforcer nos explications, faire un geste rassurant, demander la permission (de toucher, d’examiner, de dire aussi), et, parfois, avoir la délicatesse de laisser la personne finir son sandwich en comprenant qu’elle n’est pas impolie, simplement dans un contexte social très particulier, unique, qui altère quelque peu le jugement et exacerbe les émotions : la consultation médicale.
J’aimerais vous entraîner sur un autre terrain, Madame Kronik, si vous me le permettez : la part incompressible du patient.
J’ai récemment entendu des échanges sur cet aspect, qui m’intrigue. C’est un peu ce que les soignants et les aidants ne pourront pas faire à la place du patient, sur un plan mental et émotionnel, si j’ai bien compris. C’est la quantité, profondément injuste, de sentiments attachés à la maladie et ses différentes étapes, que le malade doit gérer seul, parce qu’elle est… incompressible, qu’on ne peut l’en soulager. C’est en quelque sorte le reste à charge du patient. Concrètement, vivez-vous cette part ? Est-ce une part importante de la maladie ?