6. Fin de vie
La discussion sans tabou d'un patient et d'un soignant
Publié par Caroline Bee et Patrick Papazian

Dr Madrigal
« Il faut plier la pancarte, ne rien inscrire, la ranger dans le dossier et faire le nécessaire ».
À cette époque, dans les hôpitaux, il y avait une « pancarte » au lit du patient. Avec sa température, sa pression artérielle, son pouls, ses médicaments, parfois des informations encore plus personnelles sur son état de santé. Le mot pancarte était bien choisi : on affichait le patient, on le réduisait à un ensemble de données médicales que les infirmiers remplissaient consciencieusement, avec, parfois, un code couleur pour la courbe de température, un autre pour le pouls, et des jolies cases à cocher pour les traitements pris. C’était la médecine du Bic Quatre-couleurs.
Les médecins qui faisaient la visite lançaient un « Bonjour Madame Kronik, comment allez-vous ce matin ? » et, parfois, se précipitaient sur la pancarte, qui allait leur donner une réponse chiffrée et objective à cette question, bien plus fiable que vos vagues tentatives pour faire comprendre que votre température et votre pouls sont peut-être satisfaisants, mais que « vous n’allez pas bien », comble de l’impertinence dans un hôpital.
« Il faut plier la pancarte et faire le nécessaire ». J’avais 22 ans et j’étais externe en médecine, en neurologie, dans un grand hôpital parisien. J’idolâtrais mes chefs. Le chef de service, charismatique et humain. La cheffe de clinique, brillante et précise. J’étais dans le service depuis deux mois, comme un poisson dans l’eau, faisant des ponctions lombaires (enfoncer une aiguille entre deux vertèbres pour recueillir le précieux liquide céphalo-rachidien dans lequel baignent cerveau et moelle épinière) avec délectation, j’aimais ce geste qui donnait accès à ce liquide décrit dans les manuels comme « eau de roche » quand il est normal. Je n’avais jamais vu d’eau de roche de ma vie, et j’avais surtout appris que l’eau de roche ressemble à ce liquide ! La poésie ironique de la médecine… Je cherchais les réflexes les plus discrets avec la précision d’un horloger grâce à mon magnifique marteau rapporté du Canada, long d’une trentaine de centimètres, qui faisait s’esclaffer l’interne se destinant à la psychiatrie, voyant dans cette longue tige, ce sceptre, bien des symboles.
« Il faut plier la pancarte, la ranger ». Un matin, une grande visite pas comme les autres. Je sens les médecins « senior » un peu nerveux, concentrés, graves. Nous passons d’un lit à l’autre, je débite les dossiers comme un bon élève, attendant les questions pièges et les marques de bienveillance, mais tout semble se dérouler en accéléré, les médecins sont pressés d’arriver au lit d’un homme qu’ils connaissent bien. Qui est revenu ce matin dans le service, avec de nombreuses machines pour le maintenir en vie, et qu’il ne m’a pas été demandé de voir. Au contraire, « ne rentre pas dans cette chambre s’il te plaît » m’a dit la cheffe de clinique, avec un ton solennel. J’ai appris que cet homme souffrait d’une maladie de Charcot, ce mal incurable jusqu’à aujourd’hui, qui vous paralyse, progressivement, vous pétrifie, puis resserre sa poigne sur vos voies respiratoires et vous tue par asphyxie. L’incarnation du Diable.
Le chef de service entre seul dans la chambre ; son signe de la main nous fait comprendre qu’il n’est même pas envisageable de le suivre. C’est un peu nébuleux pour moi, mais je sens l’instant solennel, je reste muet, j’attends. Il ressort au bout d’une dizaine de minutes. Il m’éloigne du groupe de blouses blanches, me prenant affectueusement par les épaules d’un geste bienveillant, tout sauf paternaliste, un geste rempli d’humanité, d’homme à homme, peut-être les gestes que les soldats font entre eux sur le front pour se donner du courage, pour se sentir moins seuls face aux drames. Et il me parle, doucement : « Patrick, je vais t’apprendre quelque chose que tu n’oublieras jamais. Cet homme veut partir, nous devons l’aider. Cela se pratique dans tous les hôpitaux dignes de ce nom, mais c’est un secret. Ce que je te dis, retiens-le, et applique-le à la lettre si ton cœur te pousse à le faire, un jour, plus tard, quand tu seras médecin. Peu importent les produits que nous allons donner à cet homme pour l’aider à partir, c’est de la cuisine, je t’expliquerai. Mais il y a trois choses que tu dois retenir. Déjà la pancarte. Tu dois plier la pancarte, ne rien noter dessus, la ranger dans le dossier. Ensuite, tu dois accomplir tous les gestes toi-même, hors de question que tu délègues à une infirmière, c’est ta décision, ta conscience, ta responsabilité. Enfin, tu dois être présent jusqu’au bout. Tu es encore trop jeune pour assister à tout cela, nous allons nous en charger. Mais n’oublie pas. Cela peut t’être utile, un jour ».
Ce jour-là, j’ai vieilli d’un coup. Et cette phrase, « il faut plier la pancarte », m’a hanté pendant toutes mes études, me hante encore aujourd’hui. J’y ai pensé à de multiples reprises, dès le stage suivant dans un service rempli de personnes mourant, à l’époque, du SIDA, et où l’art de « plier la pancarte » était également pratiqué. Tout est fichu, tout est plié, on plie bagage, on enterre d’abord les constantes, on évite toute trace de ce geste illégal mais infiniment généreux, on range le patient pour pouvoir s’adresser à l’homme. Fini la mascarade des 37°2 de température et des 90 de pouls, du laxatif ou de l’antalgique, on range tout cela dans la grande enveloppe de papier kraft et on commet l’un des gestes les plus importants dans la vie de cet homme. Le seul geste qui peut libérer.
Je me suis juré d’écrire un jour un livre qui s’appellerait « Il faut plier la pancarte », mais je préfère vous livrer ce souvenir ici et maintenant, Madame Kronik. Pas pour me faire plaindre (de quoi ?), ni me glorifier (de quoi ?), mais partager, comme vous me l’avez demandé, le souvenir le plus marquant de mes études médicales.
J’ai su le lendemain que ce patient, entré le matin, envolé le soir, que je n’ai jamais vu, avait mangé son déjeuner de bon appétit avant de partir, paisiblement, entouré des siens, comme il l’avait demandé à son médecin. Et j’ai eu confirmation que mon chef de service était resté avec eux jusqu’au bout.
Voilà pour mon souvenir le plus marquant, je ne pourrais être plus honnête dans ce travail de mémoire.
Et vous, Madame Kronik, quelles pancartes avez-vous dû plier dans votre vie ?