2. Question
La discussion sans tabou d'un patient et d'un soignant
Publié par Caroline Bee et Patrick Papazian

Dr Madrigal
Bonjour Madame Kronik. J’ai l’habitude de poser les premières questions pour mettre les patients à l’aise, et je commence généralement par « Comment puis-je vous aider ? » Après des années d’exercice, enfin, des décennies (nous avons presque le même âge), j’ai affiné ma manière d’aborder la consultation. Jeune médecin, je demandais « De quoi souffrez-vous ? » ; c’est idiot, puisque cela suppose qu’il y a souffrance (ce n’est pas toujours le cas, la personne n’en a pas toujours conscience), et, si c’est le cas, qu’elle a identifié la cause de sa souffrance (ce qui revient à lui demander de faire le diagnostic toute seule). Puis j’ai opté pour
« Je vous écoute », mais c’est carrément froid, on laisse la personne déjà dans ses petits souliers faire, seule, le grand saut dans le vide et devoir articuler un discours dans un contexte, la consultation médicale, généralement stressant pour elle. J’ai fait d’autres tentatives, plus ou moins heureuses, parfois précises.
« Commençons par vos antécédents, quelles maladies présentez-vous ? », une sorte d’approche à la Prévert un peu maladroite et aussi froide qu’une table d’autopsie. Ou encore « Quelle est votre plainte ? », façon agent de police prêt à tapoter le récit sur son ordinateur. Bref, j’ai fini par adopter le « Comment puis-je vous aider ? » parce que c’est une question, et qu’elle est ouverte, accueillante, enveloppante comme un plaid en hiver. Elle suppose que je vais tout faire pour « aider », ce qui est assez large pour englober le soin, mais aussi l’aide pour formuler les symptômes et les souffrances, pour oser franchir la barrière invisible qui s’érige parfois, bien malgré moi, entre le supposé « sachant » et celui qui vient poser son fardeau dans mon bureau. Mais, surtout, il y a la notion d’un travail d’équipe : aider, c’est aussi laisser la personne responsable de sa santé. Et les années m’ont appris que l’on peut aider à guérir ou aller mieux, mais pas le faire à la place du patient qui se tape finalement tout le boulot.
Bref, au-delà de la formulation de la question… c’est une question.
Et vous ne me laissez même pas le temps de formuler ma question, Madame Kronik, vous m’interpellez gentiment, me demandez un accord (que je vous confirme bien volontiers !) et mes pensées.
Mon introduction a été bien longue, je vais donc répondre de manière concise.
Je suis d’accord, et je pense que j’ai souvent le vertige. Quand je pense au parcours semé d’embûches d’une personne vivant avec une maladie chronique. Quand je pense, surtout, au big bang personnel du patient, le moment où la vie bascule, quand la personne pressent qu’elle est malade, et en obtient la confirmation chez un soignant. Comme le disent souvent les patients, « il y a un avant et un après ». Ou encore « ce fut le premier jour du reste de ma vie ». J’ai parfois l’image d’un papillon qui redevient chrysalide et doit tout ré-apprendre.
Aussi, Madame Kronik, acceptez-vous de me parler, vous, sans fard, de ce point de bascule, l’annonce du diagnostic, des conditions de cette annonce, de ce qui a été bien fait ou moins bien fait, de vos attentes, de vos regrets, de la colère ou du chagrin que vous avez pu emmagasiner depuis cet instant précis ? Déroulons le film à l’envers et remontons au moment où vous êtes devenue, officiellement, patiente chronique, Madame Kronik. Et si, pour reprendre ma question fétiche, vous avez été suffisamment
« aidée » à ce moment charnière.