9. Incompressible
La discussion sans tabou d'un patient et d'un soignant
Publié par Caroline Bee et Patrick Papazian

Monique Kronik
La part incompressible du patient… Voilà des mots qui font fortement écho en moi. Avec un souvenir qui résonne encore comme une déflagration. Alors que je me plaignais à une soignante de la douleur morale que je ressentais, elle m'a dit de but en blanc : « Mme Kronik, il va falloir renoncer à tant de bonheur. » Choquée, je lui demandais de préciser sa pensée. Ce qu'elle fit, imperturbable : « le bonheur de tant d'inertie ».
Paf, prenez ça en pleine face. Sur le moment, j'aurais voulu lui sauter au visage, lui hurler que la douleur d'une dépression chronique est injuste et insupportable par moments. Qui était-elle pour être aussi odieuse ? Je me rappelle être sortie de la consultation les jambes flageolantes et avoir avalé deux expressos serrés au bar tabac du coin.
Cette phrase m'a pourtant sauvé la vie. J'ai réfléchi : un patient doit-il être un objet, pantin désarticulé aux mains de sa maladie, soumis au joug tout-puissant du corps médical dont dépend son rétablissement ? J'ai réalisé que non. Il existe un chemin, tout du moins une partie de chemin, que le malade chronique peut emprunter à sa guise et qui contribue grandement à l'alliance thérapeutique qu'il noue avec les soignants. Ce chemin est vierge et les graviers en sont immaculés. C'est au malade d'entamer cette marche, il est vrai parfois périlleuse et balbutiante.
Se renseigner sur sa maladie, son traitement, adopter l'hygiène de vie qui convient, rejoindre une association, aider d'autres malades… Connaître ses limites aussi, adapter son rythme de vie à la maladie. Profiter, enfin, des moments de répit pour assurer sa marche sur le chemin blanc.
Pourtant, je vous le jure, il y a parfois des moments où on a envie de baisser les bras et de se laisser aller. S'enfouir sous la couette et mordre l'oreiller de douleur. Il est parfois confortable d'être « le malade de service ». Elle ne peut pas, elle est fatiguée. Il ne viendra pas, à cause de sa maladie. Les autres pardonnent, s'apitoient, prennent des gants… Puis se lassent. Les bénéfices secondaires de la maladie, souvent présents au début, laissent finalement place à un gouffre béant. Nous sommes les seuls à pouvoir le remplir. Un médecin, le meilleur soit-il, ne peut rien contre l'inertie. L'entourage, le plus aimant soit-il, est impuissant face à l'immobilisme. Il ne s'agit pas d'une bête « volonté de guérir ». La plupart des maladies chroniques ne se guérissent pas, ou laissent des traces indélébiles. Il s'agit simplement de faire ce tout petit pas de côté qui ramène du côté des vivants, de l'espoir, de la curiosité, de l'émerveillement, loin des rives sombres de sa souffrance. Un très bon ami m'a donné ce tuyau quand on est au fond : le PPPP. Le Plus Petit Pas Possible. Qu'est-ce qu'on peut faire a minima ? Se lever, faire quelques pas dehors, prendre une douche, préparer à manger, lire quelques pages d'un livre, écouter une émission stimulante ? Tous ces petits pas, même les plus infimes, appartiennent à cette part incompressible du patient dont vous parlez si bien. Et vous Doc, que faites-vous face à des patients qui n'arrivent pas à faire cette moitié de chemin ?