12. Service
La discussion sans tabou d'un patient et d'un soignant
Publié par Caroline Bee et Patrick Papazian

Dr Madrigal
Chère Madame Kronik, me permettrez-vous de donner un conseil, un seul, sur les vacances ? Les vacances ne sont pas toujours le moment reposant de l’année que l’on fantasme : le changement de lieu pour celles et ceux qui ont la chance de partir, le trajet aller puis retour, les nouveaux rythmes, les activités pour les enfants le cas échéant, c’est souvent de la fatigue ! Et des risques d’oubli des médicaments, donc, dans certaines maladies, de poussée, crise ou rechute. Mon seul conseil serait donc de ne pas être trop exigeant avec vous-même en vacances. Ne remplissez pas votre agenda de nombreux loisirs, surtout au début du séjour, trouvez de nouveaux rituels pour prendre votre traitement, et reposez-vous, vraiment ! Prenez le temps de ne rien faire, de méditer, de contempler, de ressentir si possible du plaisir. C’est un conseil un peu bateau j’en conviens, mais l’injonction à la « réussite des vacances » peut détourner de cette évidence. Et c’est une façon, aussi, d’alléger sa charge mentale liée à la maladie, du moins pour quelques jours.
À propos de charge mentale, j’aimerais vous évoquer celle des médecins sur un sujet qui me semble rarement discuté. Oh, rien de dramatique, mais je vous laisse juge.
« J’ai un petit service à te demander ». J’entends ou lis cette phrase sur un SMS de plus en plus souvent. « J’ai un petit service à te demander : pourrais-tu me faire un certificat pour que je puisse faire une course dimanche ? M’inscrire à un club de sport ? Peux-tu dispenser la petite de sport, elle est tellement complexée de devoir se déshabiller devant ses camarades ? Peux-tu me prescrire quelque chose pour mes yeux rouges ? Mes hémorroïdes ? Mon sommeil ? Peux-tu renouveler mon traitement, je n’ai pas le temps d’aller chez le médecin ? Peux-tu mettre la grande sous pilule, j’ai l’impression que c’est nécessaire ? Peux-tu me faire un arrêt de travail, je suis à la limite du burn-out ? Peux-tu, peux-tu, peux-tu… ».
Si j’étais honnête, et cohérent avec ma vision de la médecine, je dirais non à toutes ces demandes. Parce qu’il s’agit d’actes médicaux tout sauf anodins. Au-delà du fait qu’ils engagent la responsabilité (d’un point de vue déontologique, humain… et simplement moral), ils nécessitent une véritable consultation médicale, avec un cadre posé, un entretien, un examen clinique approprié, bref, il s’agit de soin. C’est aussi que la plupart des demandes sortent de ma zone de compétences : je n’y connais rien en ophtalmologie, peu en proctologie, je ne suis ni psychiatre ni médecin du sport, et je dois me prononcer dans un document officiel sur une question relative à ces disciplines. Moi qui préfère dire « je ne sais pas » quand je ne sais pas, on me force la main pour faire semblant de savoir et permettre à la personne, souvent un.e ami.e, de gagner du temps, ou de l’argent, ou d’alléger sa charge mentale. Mais c’est précisément ma charge mentale qu’on alourdit, car je suis perdant dans tous les cas. Si je refuse, je sens l’incompréhension de la personne qui demande. Si j’accepte, je vais ruminer dans les jours qui suivent les conséquences possibles, je m’inscris dans une forme de mensonge professionnel qui me met mal à l’aise. Pourtant, je refuse rarement. Pourquoi ? Parce que je comprends bien les difficultés souvent rencontrées pour trouver un médecin traitant aujourd’hui, pour accéder à un rendez-vous médical, parce que la plupart des demandes sont simples et semblent peu risquées (ce qui est inexact, tout certificat vous expose à de lourdes sanctions. Si mon ami casse sa pipe pendant son semi-marathon, les conditions de délivrance du certificat médical seront examinées à la loupe par les assureurs). Mais, si je suis honnête avec moi-même, je le fais aussi parce que je suis flatté et content de rendre service, et que ces sentiments forcent un peu votre jugement pour apposer les précieux mots et le tampon à votre patronyme sur la feuille salvatrice que vous adresserez, renforçant votre estime de vous, votre sentiment d’être utile et aimé, bref, vous remplissant d’orgueil.
Autant les questions d’adressage (tu connais un bon cardiologue ? un gynécologue sympa avec les lesbiennes ? un urologue qui ne fait pas de dépassement ?) me remplissent de joie, car elles me semblent légitimes tant le milieu médical est une tour de Babel qui nécessite un guide pour y trouver la bonne personne, autant les ordonnances, certificats, arrêts de travail demandés me mettent parfois mal à l’aise.
D’autres (nombreux) métiers sont exposées à ces « petits services » informels mais peu d’entre eux engagent autant la responsabilité morale et professionnelle. Et le nombre de ces petits services va croissant en médecine, car les usagers du système de santé sont de plus en plus confrontés aux déserts médicaux, aux délais d’attente se comptant en mois voire années, aux soins non remboursés...
Avez-vous déjà demandé ce genre de services à vos amis soignants, Madame Kronik ? Avez-vous pensé au dilemme dans lequel ils sont plongés par cette démarche ?