17. Sens (2)
La discussion sans tabou d'un patient et d'un soignant
Publié par Caroline Bee et Patrick Papazian

Monique Kronik
Vous me touchez en plein cœur, Doc. Depuis que je suis « entrée en maladie », il m’est arrivé très souvent de repenser à l’avant. J’ai fait une première dépression sévère à la fin des années 90, puis la maladie m’a laissée tranquille jusqu’en 2014, soit un bon moment. C’est là que je suis retombée malade et que je vis, depuis dix ans, avec ce trouble, heureusement en passe de s’améliorer. Jusqu’à mes 40 ans, je vivais ma vie à 100 à l’heure. J’étais cette personne bien portante, toujours joyeuse, sportive, entourée d’amis, d’amour et de projets palpitants. Tous les jours, je me levais sans avoir mal, prête à en découdre, parée pour les surprises et les défis, la nouveauté et la découverte. Je me fondais dans la masse de ceux qui réussissent, qui y arrivent, qui avancent. Je me souviens très bien de l’anniversaire de mes 40 ans. Mes amis et ma famille m’avaient préparé les plus belles surprises et nous avions dansé toute la nuit, excités, ivres et rougeauds. Heureux et insouciants. Et puis cette saloperie de maladie m’est retombée dessus peu après et je m’en suis posé, des questions. Comme vous dites, c’est le « pourquoi moi » qui arrive en premier. Devais-je être punie de quelque chose ? Payais-je mes excès ? Était-ce génétique ? Il est vrai que j’ai un atavisme familial pour cette maladie. J’ai presque cru à une malédiction. Quelqu’un m’en voulait-il là-haut ? Je ne suis pas croyante – je n’ai rien contre l’idée de Dieu, mais j’ai un peu de mal avec le personnel à terre – pourtant, depuis ma maladie, je prie régulièrement. La maladie, car elle touche à notre finitude et à notre faiblesse, connecte souvent à la spiritualité. La deuxième question, c’est « vais-je être malade toute la vie ? ». Quand on voit les semaines, les mois, les années qui défilent et que rien ne change, que les améliorations se font lentes ou absentes, qu’on se remet debout et qu’on retombe à terre, il y a de quoi se dire qu’il en sera toujours ainsi. C’est lors d’une de mes nombreuses rechutes que j’ai entendu parler du concept de « rétablissement ». Il y a une différence entre la guérison, qui signifie l’éradication de la maladie, et le rétablissement, qui signifie vivre au mieux avec sa maladie et ses symptômes. Ma maladie me fatigue énormément, même si j’ai la chance de pouvoir continuer à travailler. J’utilise alors le jeu des petites cuillères, favorable au rétablissement. Tous les jours, je me réveille avec 12 petites cuillères qui représentent mon énergie, que je perds en fonction des actions que je réalise, le but étant de ne pas atteindre 0 : je perds 4 cuillères en sortant de chez moi, j’en perds 5 avec un dîner ou un déjeuner avec plusieurs personnes,
2 avec une seule personne, 5 après une grosse journée de labeur. Dès que je perds des cuillères, je me repose et je m’isole. Je n’organise qu’une ou deux choses à faire pour la journée, c’est largement suffisant pour moi. Le rétablissement m’a fait comprendre que je ne serais plus cette working girl un peu speed qui fendait le vent, mais une personne fragile, qui doit vivre simplement et sobrement. Ce qui n’empêche en rien l’amour, le bonheur, les éclats de rire et les cadeaux de la vie ! Je ne serai simplement plus celle que j’étais. Pour revenir à la question du sens et comme vous le disiez si bien, chercher la causalité d’une maladie est une foutaise. En revanche, l’intrusion de la maladie dans sa vie invite à chercher ce qui fait sens. Pour vous donner quelques exemples, ma maladie, qui m’a considérablement ralentie à un moment donné, m’a enseigné que j’agissais parfois trop vite et sans réfléchir avant son arrivée. Dorénavant, je suis plus attentive à ce que je fais et à ce que je dis. Je me suis également rendu compte des ami.e.s qui comptaient vraiment et qui restaient auprès de moi. Je ne vais pas vous apprendre que la maladie agit comme un épouvantail sur certains ! Mon agenda s’est réduit, mais je sais que je peux appeler à 2 heures du matin les chers amis qui y figurent. J’inclus aussi ma famille. Même si elle est imparfaite, j’ai la chance d’en avoir une, avec des proches que je chéris tendrement et qui me le rendent bien. J’essaie d’être une sœur, une tante, une fille, une nièce, une cousine aimante et attentive. Et puis la personne avec qui je vis – mon dé à coudre – est indispensable à mon équilibre et mon épanouissement. J’essaie d’en profiter au maximum, en mesurant tous les jours ma chance. Ma maladie m’a aussi fait comprendre qu’il fallait que je m’adapte aux angoisses extrêmes qu’elle suscitait. Par conséquent, j’ai besoin d’avoir un quotidien où les choses sont prévues longtemps à l’avance – moi qui étais la reine de l’improvisation ! L’imprévu ne me convient plus et je fais avec. Dernier exemple, je me suis aperçue, durant les moments « down », où plus rien ne me fait envie et où je ne peux plus rien faire – on appelle ça l’apragmatisme –, qu’il me reste néanmoins une appétence pour la culture, l’art et le travail : regarder un tableau, lire un livre, écouter une émission stimulante, relire ou réécrire un manuscrit, font sens et agissent comme un pansement. Quand on est malade, plus rien ne sera comme avant. Vouloir à tout prix revenir à l’état antérieur épuise et fait perdre un temps précieux. Chercher la causalité n’est pas une fin en soi non plus, comme nous l’avons dit. En revanche, s’adapter à sa maladie pour découvrir en soi des nouvelles ressources et développer une façon inédite de voir les choses aide et fait sens. Pour aller plus loin dans le sens que l’on donne à sa maladie, Doc, avez-vous entendu parler des patients experts et des associations d’usagers ? Travaillez-vous avec eux ? Qu’en pensez-vous ? Moi j’ai aussi plein de choses à vous raconter sur le sujet !