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16. Sens

La discussion sans tabou d'un patient et d'un soignant

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PatrickPapazian-docteurilfautquonparle

Dr Madrigal

Notre conversation est suffisamment fluide et sans tabou pour que je me permette d’associer librement, chère Madame Kronik. Et la rechute me fait penser au sens de la maladie. Car de nombreuses patientes et de nombreux patients cherchent, tant dans le diagnostic initial que dans les rechutes, un sens. Certes, il peut y avoir des facteurs favorisants : interruptions de traitement, stress évident survenu dans le parcours de la personne, élément exogène qui n’a pas été anticipé, mais l’humain questionne en permanence. Pourquoi moi, pourquoi maintenant, pourquoi de nouveau ? J’aimerais détailler un peu cette notion de sens.

Ma maladie a-t-elle un sens ? Pour quelle raison dois-je vivre malade, pourquoi le destin (ou Dieu) (ou mes ancêtres) (ou mon karma) (selon les croyances) m’a collé cette étiquette et a donné ce virage à ma vie, qui pourrait marquer de son empreinte indélébile mon épitaphe « Ci-gît une personne malade de son vivant. Elle est enfin guérie ».

J’ai si souvent entendu ces questions posées par les patients que je reçois en consultation. Rarement à la consultation d’annonce, l’interrogation survenant un peu plus tard dans le cycle de vie avec la maladie. Certaines personnes s’engouffrent dans cette brèche pour donner des explications, généralement sans fondement : « ce cancer digestif, c’est un problème que tu n’as pas su digérer. Cette maladie d’Alzheimer, c’est ton esprit qui préfère oublier certains événements ». Véridique. Et je n’ai qu’un mot pour qualifier ces liens de causalité présumée : foutaises. Elles sont mensongères, ne reposent sur rien, traduisent les fantasmes plus ou moins bien intentionnés de ceux qui les colportent, et culpabilisent la personne malade. Ce qui est souvent au cœur du questionnement du malade, c’est le « pourquoi moi ? ». Pourquoi moi, qui ne vis pas de façon trop malsaine, qui fait un peu de sport, qui essaie d’avoir des pensées positives, ou pire, pourquoi moi alors que j’ai déjà du mal à garder la tête hors de l’eau, à maintenir un poids qui ne s’envole pas, à joindre les deux bouts et à boucler mes fins de mois. Pourquoi moi, qui aspirais à une vie simple, à ne pas me faire remarquer, à me fondre dans la masse des bien-portants qui redoutent la vieillesse et son cortège de douleurs et maux divers, oui, pourquoi ai-je été désigné ? Pourquoi, statistiquement, fallait-il que cela tombe sur moi ? Et c’est en effet la porte ouverte aux croyances et représentations. Parce que j’ai un destin sombre et que je le mérite, parce que mes ancêtres ont commis des atrocités, parce qu’on m’a jeté un sort, parce que j’aurais dû faire encore plus attention à ma santé, parce que la vie m’avait déjà beaucoup donné et que je méritais cette part de malheur, parce que parce que… Dans certaines cultures, ce « pourquoi moi » est au-devant de la scène, explicitement, et répondre à cette double causalité (« pourquoi ? » et « pourquoi moi ? ») de la maladie permet d’avancer et de se reconstruire avec la pathologie. Le Professeur Olivier Bouchaud, grand spécialiste de l’ethnomédecine, raconte comment il a aidé des patients africains à aller comprendre, en retournant parfois dans leur village d’origine, ce « pourquoi moi » lié à des secrets de famille ou des traditions ancestrales. Il a parfois accompagné cette démarche pour des malades qui n’étaient pas vraiment en état de voyager, mais il a tout fait pour qu’ils puissent accéder à ces éléments de réponse en se rendant dans leur pays de naissance, pour mieux comprendre.

Finalement, quelle que soit la culture ou l’origine du patient, cette question est au cœur de tout : de l’acceptation de la maladie, mais aussi de son rejet à certaines phases du cycle de vie avec celle-ci, de l’observance (c’est-à-dire la bonne prise) du traitement, du respect (ou non) des mesures non médicamenteuses. Car comprendre « pourquoi moi » ou simplement parvenir à mettre de la distance avec cette question, c’est accepter, et l’acceptation peut être un pas vers la prise en charge, dans une démarche autonome, de sa santé.

Une amie me disait qu’elle avait répondu à cette question en la retournant. « Mais, finalement, pourquoi pas moi ? ». Et ce changement de perspective la conduisait à davantage d’humilité : accepter d’être malade, c’est aussi comprendre son statut (trop) humain, toucher du doigt son caractère faillible et, paradoxalement, en devenant l’exception (celui qui est malade, donc minoritaire), descendre de son piédestal de personne invincible pour se fondre dans la masse des organismes imparfaits. C’est ce que j’appelle le paradoxe du bien-portant qui s’ignore : en étant touché par un événement improbable, la maladie, vous devenez ce qu’il y a de plus banal, un être humain faillible. C’est avant qu’il faudrait se poser la question : « Pourquoi, avant de tomber malade, j’étais cet être qui jouissait d’une santé quasi parfaite ? Pourquoi n’avais-je pas conscience que j’étais l’exception, un bien portant ? ». Trouver le sens de sa maladie, c’est souvent s’interroger sur le sens de l’existence, et ce parcours initiatique peut être jalonné de tentatives d’explications ou raccourcis cognitifs qui permettent d’accéder à l’étape suivante, jusqu’au résultat final du « pourquoi pas moi », porte ouverte à l’acceptation sereine et à l’action pour agir positivement sur sa santé. Car c’est un autre paradoxe de l’acceptation de sa maladie : accepter, est-ce se résigner ? Si j’accepte que je suis malade par hasard, sans raison (au-delà de prédispositions génétiques et de facteurs liés au mode de vie), que c’est tombé sur moi mais que cela aurait pu tomber sur un autre, ai-je une prise sur mon destin de malade, puis-je faire quelque chose pour infléchir la gravité ? La réponse est souvent oui, mais notre flemme cognitive naturelle (le cerveau est un grand flemmard qui cherche à économiser son glucose, comme l’explique le sociologue Gérald Bronner) pourrait conduire à un lâcher-prise total, en laissant le destin faire son œuvre jusqu’au bout : en n’ayant pas de pistes d’explications sur les raisons du « pourquoi moi », on rejette tout levier d’action pour faire évoluer le cours des choses.

Mais trouver le sens, et donner un sens, sont deux choses bien distinctes. À l’inverse, donner un sens à sa maladie, en faire quelque chose de positif ou, à défaut, structurant dans sa vie relève d’une autre démarche. Mais je vous laisse la parole sur cet aspect, Madame Kronik, car je crois que vous êtes bien mieux placée que moi pour parler de ce sens que l’on donne, à défaut de le trouver.

docteurilfautquonparle par Caroline Bee et Patrick Papazian

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