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14. Mots

La discussion sans tabou d'un patient et d'un soignant

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PatrickPapazian-docteurilfautquonparle

Dr Madrigal

Les mots prononcés en consultation par le soignant pèsent une tonne. Une tonne de chagrin, ou d’inquiétude parfois, une tonne de soulagement, une tonne de « à quoi bon… », une tonne de « je me battrai jusqu’au bout », mais toujours une tonne. Sans invoquer la programmation neurolinguistique et ces sciences comportementales dont je ne maîtrise nullement les rouages, je sais que je dois être attentif aux moindres paroles prononcées,
sans laisser place au doute ou à l’incompréhension. Et mettre dans les valises avec lesquelles le patient repart des mots qui vont lui permettre d’avancer sur son chemin avec la maladie. J’aimerais citer deux exemples où le poids des mots m’est apparu de manière criante, l’un en tant que soignant, l’autre comme patient.
Dans la première situation, je vais évoquer le VIH (virus qui, s’il n’est pas traité au long cours par médicaments antirétroviraux, peut faire le lit d’une maladie grave, le SIDA, qui a assombri le ciel de ce dernier demi-siècle). Aujourd’hui, quand une personne qui vit avec le VIH prend un traitement antirétroviral, le virus devient indétectable dans son sang, ce qui signifie qu’il n’est pas possible d’isoler ce germe, et, par abus de langage, on dit parfois que la personne est « indétectable ». Premier glissement sémantique, car cela fait douloureusement écho à l’invisibilisation des personnes vivant avec le VIH, qui n’osent révéler leur statut sérologique dans un contexte social où ce virus demeure un stigmate important. Donc je fais toujours l’effort de bien dire, même si c’est plus long « votre charge virale est indétectable ». Ensuite, ce fait scientifique s’accompagne d’une excellente nouvelle : la personne ne peut plus transmettre le virus. Même si elle a des rapports sexuels sans préservatif, il est impossible que son ou sa partenaire contracte le virus. Ce qui vient tordre le cou aux années « tout-capote », où un rapport sans préservatif avec une personne séropositive n’était pas du tout envisageable. Pour expliquer cette donnée, je fais très attention aux mots, car la moindre faille dans votre discours laisse place à l’inquiétude de transmettre le VIH. Ainsi, si vous dites « vous avez un risque très réduit, quasiment nul, très faible » ou encore « presque absent », la personne retiendra la faible part de risque. Et c’est faux ! Le risque est nul, absolument nul. Donc j’insiste lourdement et je dis même « si un confrère vous dit presque ou quasi, c’est faux. Le risque est nul, zéro, nada, NUL ! ». Et j’en rajoute, avec des formulations affirmatives qui ne laissent nullement planer l’ombre d’un doute. Les mots pèsent une tonne, une tonne de doute qui devient rapidement de la peur (de transmettre), du manque de confiance en soi, de la perte d’estime de soi et la spirale infernale est amorcée, vous aurez du mal à rassurer la personne ensuite.

Le deuxième exemple est beaucoup plus léger, je l’ai vécu comme patient. Fan de course à pied, j’ai vécu une période difficile pendant le Covid par les restrictions de déplacement et, surtout, parce que j’enchaînais les entorses de cheville sur le peu de kilomètres que je courais. J’avais fini par développer une phobie de la course, ce qui me mettait dans une double injonction contradictoire intenable « la course te fait du bien », « la course te fait du mal ». Je me suis décidé à aller consulter un podologue spécialisé dans le sport et, notamment, la course à pied. Il m’a gardé pendant plus d’une heure, examinant ma course avec de multiples appareils sophistiqués, j’avais l’impression d’être un athlète olympique dont les performances sportives méritent autant d’attentions et de précisions, j’étais flatté. Mais, surtout, il m’a dit « Quand vous courez, vos pieds sont bêtes. Ils ne bougent pas, vos orteils n’explorent rien, c’est statique, oui, vos pieds sont bêtes ». Ces mots, faisant malicieusement écho à l’expression « bête comme ses pieds », ont fait mouche. Il avait non seulement fait le bon diagnostic, en me révélant quelque chose que j’avais finalement ressenti avant de le voir, mais, surtout, il a trouvé (instinctivement ?) la formule qui s’est imprimée dans mon cerveau et fait que mes pieds font dorénavant tout pour être intelligents. Croyez-le ou non : à chaque fois que je sors courir, je pense à sa formule avec tendresse, et je fais tout pour lui démontrer que mes pieds, par les mouvements subtils des orteils et l’anticipation du terrain, sont devenus intelligents. Moralité : je n’ai plus fait d’entorse depuis cette consultation (permettez-moi de toucher du bois) (car les mots écrits pèsent également une tonne).

Je vous parle de mes pieds… mais je me sens bête : je n’ai pas de vos nouvelles depuis un bout de temps, Madame Kronik. J’aimais beaucoup nos échanges, vous semblez ne plus vouloir répondre. Est-ce que tout va bien ?

docteurilfautquonparle par Caroline Bee et Patrick Papazian

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