10. Je n'est pas un autre
La discussion sans tabou d'un patient et d'un soignant
Publié par Caroline Bee et Patrick Papazian

Dr Madrigal
C’est une question délicate que vous soulevez, Madame Kronik,
car ma réponse risque de m’attirer le courroux d’un certain nombre de patients et d’une partie des médecins, ce qui fait beaucoup de monde ! Mais je ne me défausserai pas et vous répondrai franchement. Parlons en premier lieu des patients très impliqués dans leur prise en soin (vous voyez que je préfère « soin » à charge, car le patient n’est jamais une charge pour un soignant). Ceux qui, par exemple, arrivent en consultation avec le résultat de leurs recherches sur Internet, et vous posent de nombreuses questions, sur le diagnostic, le traitement, les pistes de recherche. Je serai honnête : ces patients, je les adore. Et c’est précisément ce qui risque de crisper certains confrères qui préfèrent poser sur leur bureau un mug indiquant « que vous avez, vous patient, tapoté sur Google tandis que j’ai fait dix ans d’études » (véridique, je l’ai vu, ce mug). Je trouve cette attitude méprisante et, osons le dire, stupide. Quand j’ai un problème de santé qui échappe à mes connaissances, je suis le premier à chercher fébrilement sur la Toile, à taper des mots-clés, à lire des témoignages de personnes ayant vécu les mêmes symptômes. Et ce « pré-diagnostic » que vous tentez de faire par vous-même est souvent utile, oriente la nature du soignant que vous cherchez. Cette recherche est parfois anxiogène, surtout si vous êtes un peu hypocondriaque, mais elle est légitime. Et le médecin devrait se réjouir de voir un patient débarquer chez lui en ayant fourni des efforts pour comprendre sa santé, en proposant des premières pistes et des questionnements.
Il arrive que certaines personnes qui consultent « opposent » le fruit de leurs recherches à vos indications, à votre diagnostic ou à vos prescriptions. « C’est bizarre Docteur, j’ai vu un site qui me conseille plutôt de faire ci et ça, et pas ce que vous dites. » En pratique, cette situation est plutôt rare et c’est une bonne occasion de sensibiliser la personne en face de vous sur l’importance des sources, des références : la fiabilité d’une information, cela s’apprend, cela s’enseigne. Notamment dans un cabinet médical. Oui, cet échange avec le patient prend un peu de temps, mais ces indications lui seront utiles pour toute la suite de sa maladie chronique, c’est un passage qui me semble quasiment nécessaire dans le parcours de soins. Aussi, patients, n’hésitez pas : venez me voir avec vos feuilles imprimées, vos articles découpés, vos notes, nous en parlerons, nous essaierons, ensemble, de trier le grain de l’ivraie. Et cette partie du chemin qui a été accomplie grâce à vos efforts nous sera utile, sur ce long chemin de la chronicité.
Mais, si je suis honnête, je n’ai pas vraiment répondu à votre question initiale : vous m’interrogiez sur ceux qui ne font pas cet effort (car c’en est un), et je me permettrai de distinguer deux situations, qui, à mon humble avis, ne sont pas superposables.
Il peut arriver que ces recherches, ces gestes, ces habitudes, ces petits pas pour reprendre votre expression, nécessitent une énergie que le patient n’a pas du fait de sa maladie : je pense à la dépression évidemment, mais pas seulement. Au cours d’une maladie chronique, la fatigue est souvent une invitée indésirable, fatigue physique mais aussi morale. Qui rend quasiment impossible, pendant un certain temps, la réalisation d’actions qui semblent banales pour les autres, les « valides ». Et nombreuses sont les maladies qui comportent, à un moment ou à un autre, ces fenêtres de « ralentissement » voire de sidération physique et/ou psychique. Et nous devons, nous soignants, identifier ces passages à vide et redoubler d’empathie avec nos patients pour les soutenir dans ces moments difficiles. Il faut même, et ce n’est pas facile,
« accompagner le mouvement » dans certaines situations : savoir dire au patient qu’il faut être indulgent avec lui-même, ne pas nager à contre-courant s’il ne le sent pas, appliquer cette expression anglaise que j’apprécie particulièrement « Treat yourself, don’t cheat yourself », qui signifie qu’il faut s’accorder du plaisir et ne pas tricher avec soi-même, savoir identifier les moments où l’effort est difficile à accomplir. Il faut inciter nos patients à respecter leurs rythmes, à retrouver par eux-mêmes l’envie de s’impliquer, sans injonction paternaliste souvent contre-productive.
Quant à l’autre situation, elle concerne des personnes qui ne sont pas dans ce « creux de la vague » mais dans une posture. Celle de dire au soignant : « C’est vous le professionnel, soignez-moi, je ne veux rien comprendre, je veux juste un résultat ». J’ai parfois l’image d’un conducteur qui laisse sa voiture au garage, et, en effet, la santé semble être dans ce cas une entité différente d’eux, un ensemble mécanique de moteur, de roues, de courroies et d’électronique qu’ils vous déposent pour réparation. Et j’ai tendance à expliquer à ces patients que « je n’est pas un autre ». Ce qui présente le mérite de capter leur attention tant ils sont étonnés par le caractère abscons de cette expression. Je développe en précisant que la santé, c’est une partie d’eux-mêmes, pas une troisième personne,
et que j’ai besoin d’eux pour les aider, que nous devons travailler en équipe pour arriver à un résultat.
Et je l’avoue : j’ai un petit agacement quand je sens la personne en face de moi dans cette posture du « réparez-moi ». Pourtant, je devrais comprendre qu’ils ont leurs raisons, représentations liées
à la santé, peur panique de plonger eux-mêmes dans cette boîte noire de leur maladie, respect sans borne pour leur soignant doublé d’une perte de confiance en eux-mêmes, mais je ne serais pas sincère si je ne confessais pas cette crispation qui m’étreint quand je sens ce syndrome du « réparez-moi ». Je dois travailler sur cette réaction, qu’en pensez-vous Madame Kronik, développer ma compréhension sur ce terrain ? Je le crois. Personne n’est parfait, et sûrement pas les soignants !
Je crois que nous cheminons vers une idée simple mais essentielle : le monde n’est pas divisé en deux catégories, les soignants et les patients. On peut être aucun des deux, on peut être les deux, et, surtout, on peut alterner les rôles selon les moments de vie, les contextes, les interlocuteurs. Vous sentez-vous en permanence patiente, Madame Kronik, ou avez-vous des moments de répit en naviguant sur ce fleuve impétueux de la maladie ?